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​De l'oubli surgit la mémoire​
Réflexion sur la mémoire, ses modes de transmission et de refoulement.


   Le monument contre le racisme ou 2 167 Pierres de Jochen Gerz (1940-), réalisé entre 1990 et 1993, se situe place du Monument invisible (anciennement la place où se trouvaient les bureaux de la Gestapo) à Sarrebruck, dans la Sarre, en Allemagne. Cette œuvre regroupe tous les noms des anciens cimetières juifs en Allemagne avant 1939. Mais ce monument est considéré comme un «anti-monument» car il ne laisse aucune trace de sa présence. En effet, l’artiste a prie comme partie de ne pas dévoilé son monument à la mémoire de l’holocauste afin de perturber le rapport habituel d’un individu avec un monument et ainsi créer une réflexion sur la mémoire.
Comment ce nouveau rapport au monument crée-t’il une réaction de l’individu pour engendrer une action de la mémoire?


∙La Genèse de L’œuvre.


   Le pillage des tombes juives pour construire une rue pavée* et les mots de désespoir gravés par les détenus des prisons de la Gestapo** ont fait émerger le processus de construction du monument. Ainsi, l’artiste, à partir d’une expérience historique universelle, réinterprète des événements en les inversant. En effet J.Gerz pille les pavés d’une place publique pour les graver du nom des cimetières juifs d’avant guerre, comme un message de désespoir. Il donne donc une réponse personnelle, en réaction à de vives critiques concernant son œuvre d’Hambourg (1986), qui fût saccagée par des croix gammés. Cette œuvre, Monument contre le fascisme, se constituait d’un pylône d’une dizaine de mètres de hauteur où chacun signaient dessus avant qu’il ne soit enfoui sous terre. On peut donc dire que J.Gerz s’approprie l’histoire juive par la brutalité vécue lors de cette visite des cachots pour en faire une expérience personnelle tout en créant une œuvre qu’il voulait abandonner des mains des gens.


   Son travail se traduit aussi en mémoire par les
gravures faces contre terre comme pour donner à lire ces textes à la terre, lieu où s’agglomère la poussière des morts, principe utilisé par les artistes de la renaissance qui tournaient les textes saints face au ciel: dieu. Il semble ainsi sacraliser le passé problématique de l’Allemagne, son pays natal, en travaillant sur une histoire universelle. L’artiste développe donc la théorie de H.roseberg qui définit une œuvre comme une expérience personnelle de l’artiste, une œuvre qui formalise une réaction instantanée: «une peinture qui est un acte inséparable de la biographie de l’artiste. Le tableau lui-même est un moment dans la complexité impure de sa vie-» (Source: La tradition du nouveau-article de 1959 Les peintres d’action américains, éditions de Minuit, 1962).

 

Joachen GERZ, Monument contre le racisme ou 2167 Pierres, Place du monument invisible,Sarrebruck, 1993.

 

∙»FaIre du vIvant Le support de L’art» (J.Gerz).


   Le vivant devient support de l’art car il est le seul lien possible entre texte et image. Ces derniers sont illusoires sans la réflexion apportée par le spectateur. Ce-dernier devient un auteur, un acteur car il s’implique en apportant son regard, sa critique sur les textes et images et peut les mettre en relation pour en dégager un sens. Et le sens qui s’en dégage est transmis par le spectateur qui devient donc support de l’art. En effet ce projet s’est effectué au début illégalement grâce à la participation collective d’étudiants des beaux arts et autres personnes. Mais ce monument devient aussi participatif dans sa finalité par le sens que donne chaque spectateur.


  










 

* Faits rapportés par un étudiant à J.Gerz.

** Le château de Sarrebruck, actuel parlement de la Sarre, constituait les bureaux de la Gestapo. Aux sous-sols, se trouvaient les cellules des détenus avant leur départ pour les camps. Sur ces murs des prisonniers lorrains ont gravés sur les murs des textes. Actuellement trois de ces cellules sont ouvertes au public, accompagné d’un musée.

Place du monument invisible,Sarrebruck, inconnu.

​   Le seul indice du monument étant le nom de la place actuellement: la place du monument invisible. L’artiste offre donc son regard par son processus de réalisation mais offre aussi une vision du spectateur qui participe à la mémoire par son aide à la réalisation. Chaque individu questionnera cette place pour en comprendre son but, là où la seule explication de​ l’œuvre est le nom de la place: «il est difficile de se soustraire à ce que l’on ne voit qu’à ce qui est visible» (J.Gerz). Cette non-présence du monument perturbe donc le rapport individuel du spectateur. C’est ainsi que le vivant devient le support de l’art, car seul le vivant peut parler et transmettre une mémoire. De plus en n’ayant aucune présence physique cette œuvre admet une critique de la théorie de H.Rosenberg qui développe un rapport direct entre l’artiste et son œuvre et non entre le spectateur et l’œuvre. H.Rosenberg, dans son ouvrage La tradition du nouveau-1962, ne prend en compte qu’une œuvre physique, et plus particulièrement la peinture sur toile qui admet une présence. Or en étant invisible le travail de J.Gerz met en avant l’individu comme support. Mais il est support par sa réflexion et non par sa présenceet c’est à celui-ci de créer ce rapport avec l’œuvre pour en dégager sa propre signification du travail proposé par l’artiste.


∙Dialectique Du révélé et Du caché.



   A travers cette œuvre, l’artiste porte un regard critique sur la représentation. En effet, pour lui, la représentation n’estqu’une illusion de communication contrairement au langage. La représentation n’étant qu’une projection subjective d’un événement alors que la mise en place d’un monument invisible tend vers une reconstitution mentale du spectateur. Si l’on prend l’exemple de Gernica (1937), de Picasso, l’artiste représente formellement un drame en laissant peu de place à l’interprétation personnelle. J.Gerz confronte donc, dans Le monument contre le racisme, une représentation (œuvre physique) d’une projection (œuvre invisible) pour insister sur la mémoire (=révélé) par le travail de l’oubli (=caché): «c’est de l’oubli que surgit la mémoire» (J.Gerz). A partir d’une œuvre physique qui porte une mémoire il supprime cette présence pour cacher le monument et ainsi mettre en avant la mémoire. Il utilise aussi ce principe du révélé et du caché dans son œuvre La place de la promesse européenne (en cours de réalisation), à Bochum en Allemagne, où seules les réponses, sans la question, sont dévoilées. De plus, les pavés marqués du nom des anciens cimetières juifs allemands, avant 1939, ne sont pas visibles par le spectateur: chaque pavé devient donc potentiellement le lieu de mémoire probable. Les pavés se révèlent aux personnes mais aucun élément ne permet de distinguer celles qui sont marqués à la manière d’une épitaphe ou d’une dédicace. L’artiste semble donc pointer les limites de la représentation pour transmettre une mémoire collective, et ainsi faire apparaître la place comme figure d’une pierre tombale.











   La place du monument invisible met en avant la place de l’individu par rapport à un monument : une œuvre qui crée un lien, où l’individu devient le support de l’art grâce à l’action du langage. Ainsi l’humain crée un intermédiaire entre le vivant et l’invisible, c’est-à-dire entre une représentation qui n’est qu’une illusion de communication et une projection qui admet un pouvoir produit par l’homme. C’est ainsi que l’artiste prône une réflexion sur la mémoire en perturbant son rapport habituel avec un monument en faisant du vivant le support de l’art et le lien de mémoire. Sa réflexion se retrouve dans la réalisation complète de l’œuvre où la mémoire oriente tous les choix de l’artiste pour créer une pierre tombale unique: la place elle-même.





Gaël Legoff

Gaël Legoff / Architecte d'intérieur / 06-31-25-18-21 / 63bis avenue de la République - Luisant / legoff.gael@gmail.com

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