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​L'architecture sensorielle

Comment l’architecture influence les sens d’un individu ?





 

   Chaque individu perçoit cinq sens : la vue, le toucher, l’ouïe, le goût et l’odorat. Or en architecture certains sens peuvent altérer le jugement d’une œuvre architecturale grâce à la vue et le toucher, principalement, l’ouïe et l’odorat dans un second temps. Kant explique même que « le corps est la base du modèle-de-soi et un point de référence important dans l’organisation de la perception de l’environnement » et que « la perception du réel est conditionnée à priori par les formes de l’esthétique ». Kant démontre donc que l’architecture, par son importance de l’organisation de la perception et par la condition des formes de l’esthétique, peut influencer le corps humain en déformant la perception du réel, son point de référence.





I- Le mouvement



   Aujourd’hui, la notion d’espace est davantage liée à celle du mouvement, et au-delà l’espace visuel tend vers un espace plus profondément lié aux autres sens. Cependant l’architecture, qui induit la notion d’espace, se développe différemment selon certaines régions du monde. En effet un occidental, quand il parle ou pense à l’espace il s’agit pour lui des distances entre les objets. L’occidental admet donc un rapport au corps lié à la distance des objets entre eux qui tend vers le confort. En occident on nous enseigne à percevoir et à réagir à l’organisation des objets et à imaginer un espace vide. Les maisons « typiques » des occidentaux prévoient des grandes hauteurs sous plafonds, de larges couloirs, des parois fixes qui déterminent la fonction des différentes pièces et une disposition pratique des différentes pièces facile au mouvement. Le confort, le bien être et l’accessibilité des choses d’un individu sont privilégiés. Quand un architecte occidental conçoit les plans d’une maison il dispose toujours dans cet espace le mobilier afin de montrer le rapport aux objets. Cet aménagement permet de définir les espaces entre les objets qui induisent le mouvement entre ces objets pour le confort de l’usager, l’accessibilité et le bien-être des usagers.

   Par opposition, les Japonais admettent un rapport  au mouvement. L’habitude japonaise est en effet de conduire l’individu à l’endroit où il sera en mesure de découvrir quelque chose par lui-même. Les parois d’une maison japonaises sont semi-fixes : les murs sont mobiles et les pièces polyvalentes et une pièce peut s’agrandir jusqu’à inclure l’environnement extérieur. Le Japonais, dans sa maison traditionnelle, se tient accroupi. Tout mouvement s’effectue dans cette position car pour les Japonais on obtient un bien par une difficulté, notamment le mouvement. Si l’on s’en réfère aux maisons de thé japonaises, le parcours pour y accéder y est difficile: il incite une difficulté du mouvement.



   Si on prend le cas des maisons de thé de Tadao Ando, il crée les maisons de thé sur le toit d’habitations, toutes deux reliées par une passerelle. Il affirme donc l’idée de l’effort par le mouvement car l’individu doit monter sur le toit pour accéder aux maisons et passer sur une passerelle pour atteindre l’autre. Mais par ce parcours il va utiliser les sens comme le toucher et la vue.    En effet le fait d’être accroupi développe les sensations liés au toucher qui va influencer l’individu ; et comme le parcours peut demander qu’on se relève la vue va jouer un rôle prépondérant dans ce parcours initiatique. Cependant un Japonais ne développe pas le mouvement dans son jardin, contrairement aux occidentaux. L’occidental prévoit un mouvement pour appréhender l’espace et faire jouer la vue, l’odorat et le toucher qui va induire une notion de plaisir. Dans le cas du jardin à la française, il est le prolongement de la demeure : en effet il domestique et ordonne la nature selon les principes de la géométrie, de l'optique et de la perspective. Le jardin est dessiné comme un édifice, en une succession de pièces que le visiteur traverse selon un parcours pré-établi, du vestibule aux pièces d'apparat. Le jardin à la française est un jardin à ambition esthétique et symbolique : il cherche à symboliser les éléments naturels pour les comprendre, pour en être leurs images, comme par exemple le vent. Le jardin occidental est un jardin pour le plaisir qui passe par le mouvement dans une sorte de labyrinthe miniature. Le Japonais, lui, dans son art du jardin va mettre en œuvre la vue mais surtout l’ensemble des autres sens. Les odeurs, les variations de température, l’humidité, la lumière, l’ombre et la couleur, tous ces éléments sont combinés de manière à exalter la participation sensorielle du corps entier.



 

Claude PARENT, Croquis des parois à "façon oblique".

   En effet la beauté est un absolu, elle réside dans un objet d’art comme dans la nature, elle a un effet sur nos sentiments et sur notre jugement, elle est donc subjective. Le jardin japonais a aussi une connotation spirituelle et excentrée car le jardin est composé de références culturelles, on parle de jardin métaphorique car, par exemple, un gros rocher isolé représente le mont Shumisen (du bouddhisme) ou le mont Hörai (du taoïsme) la montagne des immortels. De plus que deux pierres côte-à-côte, une basse et aplatie, l’autre élevée, peuvent représenter une tortue et une grue, qui elles-mêmes symbolisent la longévité et le bonheur. Mêmes si les jardins japonais relèvent du symbolique ils ne symbolisent pas les mêmes éléments que ceux à la française qui  tentent de comprendre la nature à travers une représentation dans une échelle non-humaine pour accentuer l’appréhension.

   Dans une pratique plus utopique, l’architecte C.Parent imagine les parois horizontales (tels que les planchers) en oblique : « a fonction oblique ». Ce processus permet d’appréhender d’une nouvelle façon le mouvement du corps. Avec la construction de l'Église Sainte-Bernadette entre 1963 et 1968, il affirme l'avènement d'une culture de l'oblique et accomplit ici ses recherches sur le brutalisme. La culture de l'oblique, en rupture avec le traditionnel plan horizontal, est le projet de sa carrière qu'il conduira, porté par une grande inspiration utopique et sociale, accompagné par la pensée critique de Paul Virilio. Cette théorie rejoint la tradition japonaise dans le sens où tout mouvement admet un effort, qui induit une prise en compte de l’espace dans lequel on se situe.







II- L'échelle en architecture



   Quand on regarde une architecture, on visualise un ensemble  qui constitue le bâtiment. Or cet ensemble, cette première vison du bâtiment que l’on a, va induire une réaction de la part du spectateur. En effet la présentation de l’architecture, si elle domine ou non les autres bâtiments si elle se mélange avec son environnement ou si elle s’étale sur sa longueur, va induire une impression, une réaction qui découle de l’échelle. L’échelle tend à influencer le regard pour donner des effets sur le spectateur en jouant sur les formes et les hauteurs qui vont perturber les perceptions usuelles.

   Si on prend l’exemple du palais de Mussolini, à Rome, il se présente sur une vaste place et celui-ci domine entièrement cette place par sa hauteur et ses grandes statues de taille humaine. Le palais joue dans ce cas là un rôle bien déterminé : dominer le spectateur. En ayant une vue en contre-plongée le spectateur se sent écrasé et la vaste place laisse toute l’ampleur au bâtiment. L’échelle, dans le cas des régimes autoritaires, joue un rôle important car par l’architecture il évoque la puissance et la force du pouvoir en place vis-à-vis du citoyen.  L’architecture cherche alors à retranscrire une idéologie qui se veut puissante. De plus lorsqu’un spectateur se trouve dans une église gothique, il est impressionné par les hauteurs du bâtiment. En effet le gothique flamboyant cherche à écraser l’individu pour donner une « force divine ». Même si le schéma de l’église gothique est inchangé, la hauteur, les lourdes colonnes, les ornements et toutes les grandes statues perturbent une architecture construite pour le spectateur dont la vision est située à 1,70m alors que ces bâtiments dépassent souvent les 30,00m de hauteur.



 



Inconnu, Palais de Venise, Rome, XVe siècle.

   La vision de l’individu n’est pas limitée dans son champs ce qui ne permet pas de cadrer l’ensemble de l’architecture qui crée cet effet d’écrasement. Si de plus cet espace n’est pas dense le spectateur ne pourra pas se sentir rassuré du fait de sa vision non cadrée sur ses bords. Et c’est dans ces cas précis qu’une église gothique est sans limites visuelles et que donc l’architecture va dicter une impression qui écrase et ne rassure pas: l’individu est contenu, mais va aussi donner une valeur symbolique: celle de la « force divine ». Cette impression peut aussi être partagée lorsqu’on rentre dans la Russia Tower à Moscou (de Sir N.Foster) où l’individu est écrasé par un vaste espace dont le champ visuel est illimité. Le hall d’entrée est en effet un vide sur toute la hauteur du bâtiment. Cependant des passerelles coupent ce vide, ce qui peut quand même intensifier l’impression de hauteur car le bout n’est pas visible même si l’édifice nous permet de percevoir une hauteur infinie. Le bâtiment n’est pas construit à l’échelle humaine -elle est transgressée- ce qui tend vers une échelle plus grande qui ne met plus l’homme au centre mais l’architecture. Et cette mise en avant du vide écrase l’individu et augmente l’impression de prouesse architecturale par ce grand vide crée au centre.
   Dans le cas du musée de l’Orangerie de C.Lefèvre à Paris, seule une partie du bâtiment présente une « démesure » : la porte d’entrée. Elle se présente massivement devant le spectateur comme l’entrée d’un temple égyptien. La porte est très large et très haute pour accentuer l’effet prodigieux du musée et ainsi préparer le spectateur. Il fonctionne comme le principe du narthex, c’est-à-dire que le spectateur est écrasé par l’impact visuel de la porte et une fois passé celle-ci il est plongé dans le noir.

Daniel LIEBESKIND, Musée Juif de Berlin - Jardin de l'exil, Berlin, 1999.

 

   Et en sortant de cette espace noir, le narthex, il est sublimé par ce qui se présente devant lui. Le fait de plonger un individu dans le noir le prive de son sens principal: la vue, et de l’amener brutalement vers la lumière qui accentue l’effet de la sublimation. Or le fait de supprimer la vue développe les autres sens pour compléter ce manque. Ce principe est identique dans une église pour mettre en avant la lumière divine. 

   L’inclinaison des murs peut aussi jouer sur l’échelle et ainsi créer un malaise, une impression d’étroitesse, d’enfermement. On retrouve cette impression dans le musée juif de Berlin, de D.Liebeskind, où les parois verticales sont inclinées. Cette inclinaison doit rendre mal à l’aise le spectateur pour ainsi comprendre, grâce à l’architecture, l’histoire juive. De plus ce malaise est accentué par les longs couloirs rectilignes qui paraissent infinis où une bande nous guide vers un coin sombre. Ces couloirs étant au sous-sol, c’est-à-dire sans lumière naturelle, donnent l’impression d’enfermement. L’architecture joue donc un rôle sur la vue, par l’inclinaison des murs, qui perturbe le spectateur, ainsi que sur l’ouïe car les murs étant inclinés les sons sont directement et rapidement répercutés sur le spectateur, ce qui peut le gêner et ainsi à nouveau jouer sur ses sentiments, ses impressions. Tous les choix architecturaux on été fait pour rendre mal à l’aise le spectateur et ainsi faire passer un message : l’architecture en elle-même aurait pu suffire pour présenter l’histoire juive. Il y a d’ailleurs eu longtemps un débat pour savoir si ce musée devait présenter des souvenirs juifs, en tant que musée, sachant que le bâtiment en soi montrait et produisait un effet sur le spectateur.



  

Daniel LIEBESKIND, Musée Juif de Berlin - Vue intérieure, Berlin, 1999.

   Les expériences tactile et visuelle de l’espace sont si intimement associées qu’il est impossible de les séparer. Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer la façon dont les bébés et les jeunes enfants saisissent, tripotent et portent à la bouche tout ce qu’ils rencontrent et de songer au nombre d’années d’apprentissage qui leur sont nécessaires pour parvenir à subordonner le monde tactile au monde visuel. A propos de la perception de l’espace, Braque introduisait la distinction suivante entre les deux formes d’espace: l’espace « tactile » qui sépare l’observateur des objets, alors que l’espace « visuel » sépare les objets des uns des autres. Le psychologue J.Gibson indique même qu’une investigation active des deux  sens implique la richesse des impressions sensorielles de façon accrue.

   Dans le cas du couvent de la Tourette, de Le Corbusier, les cellules des moines présentent des textures différentes pour « indiquer» le rôle à donner. En effet les cellules étant étroites il faut pouvoir disposer un bureau, un lit et une armoire et la texture permet d’identifier ces différents espaces. Or la texture est jugée et appréciée presque entièrement par le toucher, même si elle est offerte à la vue. Ce n’est donc pas une disposition offerte à la vue qui va déterminer les différents espaces, par un cloisonnement, mais bien le toucher de la texture du béton. Et cette promiscuité de la cellule implique donc une vie sensorielle très intense d’autant que Le Corbusier à construit les cellules selon le principe du « modulor ».







III- La vue comme faculté essentielle

   Selon Berkeley « nous ne percevons immédiatement par la vue rien d’autre que la lumière, les couleurs et les formes ; par l’ouïe rien d’autre que des sons ». Autrement dit l’homme induit des détails visuels à partir d’indices auditifs. Donc si l’architecte souhaite créer une image à un spectateur il peut jouer sur l’interprétation auditive du spectateur pour créer l’image sans passer par la vue. Ce principe est beaucoup utilisé dans les musées, salles d’expositions, lieux interactifs, etc. L’image donnée peut être au sens figuré ou non. Citons l’exemple du fiacre dont on entend le bruit avant de le voir et c’est la connaissance du bruit qui définit l’objet : le fiacre, ce principe est beaucoup utilisé dans le cas du théâtre et dans ce cas là l’image que produit le son est non figurée. L’image figurée est donnée par une musique émise dans un magasin ou même dans bar. Le fait d’entendre un certain type de musique dans un bar donne à l’individu un certain apriori du style, de l’ambiance du bar. La vue va seulement accompagner cette impression donnée par l’ouïe. Si par exemple on entend une musique classique dans un bar on va interpréter ce lieu comme snobe où on recherche le calme et la tranquillité alors que si l’on entend de la techno on va l’interpréter comme un lieu festif, animé où l’on recherche une certaine euphorie. Dans ces cas précis on peut dire que l’ouïe influence l’apriori de l’individu sur le lieu, et que la vue affirme cette appréhension.



 

Principe de la Gestalt Théorie

A: The Kanizsa triangle. B: Tse's volumetric worm. C: Idesawa's spiky sphere. D: Tse's "sea monster"

 

   La Gestalt théorie démontre aussi que l’œil admet des « défauts » visuels naturels. Si on prend l’exemple des flèches, la « flèche ouverte » paraît plus longue que la « flèche fermée » à cause d’une déformation visuelle alors qu’en réalité elles ont la même longueur. L’architecture peut jouer sur cette déformation pour réduire visuellement un bâtiment ou au contraire accentuer sa présence et ainsi créer une appréhension différente. Exemple : dans l’architecture grecque antique ils construisaient selon ce défaut de l’œil pour que le bâtiment paraisse parfaitement construit. C’est en effet le cas de l’Acropole à Athènes où le sol est légèrement bombé au centre et les colonnes légèrement courbés pour atteindre la perfection visuelle. L’architecture paraît parfaite niveau visuel au spectateur alors qu’elle admet des défauts constructifs volontaires.









   L’individu est donc toujours confronté à des architectures qui influencent son appréhension de l’espace. Si l’architecture cherche à donner des impressions précises sur l’individu grâce à son  influence, elle peut aussi aider un individu à travers son inconscience. En effet tous les sens d’un individu sont confrontés à l’organisation de l’espace. Cependant la vue joue un rôle très important dans la perception mais l’architecture peut essayer d’isoler ou de dissocier la vue avec les autres sens pour accentuer une impression.

   Cependant l’architecture n’est pas le seul moyen pour définir des impressions particulières. L’individu perçoit aussi des couleurs, des lumières ainsi que des vues qui vont influencer ses la perception de l’individu.







Gaël Legoff

Gaël Legoff / Architecte d'intérieur / 06-31-25-18-21 / 63bis avenue de la République - Luisant / legoff.gael@gmail.com

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